Bruce tout puissant est une fable tellement américaine qu'elle peut parfois apparaître terriblement naïve dans le mauvais sens du terme. Mais c'est peu dire qu'Hollywood s'est fait maitre de ces comédies et que, tout en étant typiquement made in usa, elle sont susceptibles de parler à tous tout en véhiculant l'idéologie du pays. La raison première de cette efficacité maximum : le scénario, une mécanique du récit à la fois claire, drôle et intelligente, taillée sur mesure pour le jeu d'un comique hors norme -Jim Carrey - et réfléchit à partir des personnages qu'il a pu interprété auparavant. Le film souhaite donc s'inscrire dans une continuité (celle du divertissement de qualité ) quand bien même le personnage de Bruce ne rêve que d'une chose : briser la continuité de sa vie, qui consiste justement à divertir les gens. Le film s'ouvre sur Bruce qui râle : il est reporter dans la première chaine de télé de la ville mais on ne lui confie que les kermesses de quartier, fêtes culinaires et autres anniversaires miteux. Bref, l'actualité la plus anachronique qui soit, disons mieux la célébration, le rituel désuet que semble concrétiser ces sonneries qui sans cesse frustrent le héros : son bippeur ou son réveil. Et pourtant, ironiquement, cette sonnerie sera un appel vers celui qu'il considère responsable des échecs de sa vie : Dieu. Mais Bruce ne peut l'entendre comme il ne peut voir la misère autour de lui : à un mendiant qui porte un écriteau avec l'inscription « êtes vous aveugle? » il répondra « non, mais je suis pressé ».
Revenons au début du film, avec la première scène qui concerne un cookie géant dont l'ambition ridicule fait bien rire. A travers ce duo de boulangers grotesques, un monumental de pacotille purement intéressé : non pas rendre heureux les enfants du quartiers, mais ramener leur parents à la boulangerie après la confusion « crotte de rat-pépite de chocolat » . La forme ronde du cookie devient alors symptomatique du narcissisme américain. Ce que Bruce voudrait, c'est -pardonnez l'expression- briser la monotonie du cookie. Sortir du cercle. Ou plutôt faire briller ce cercle, le rendre plus grand, non plus caché derrière les nuages mais visible de tous à l'image de la lune qu'il agrandira lui même durant la très réussie scène d'amour avec sa petite amie. Très belle scène où Bruce repeint la voie lactée juste pour s'offrir un moment de « pleasureeee » avec son amie. Briser la monotonie, apporter un grain de sel à une vie (professionnelle, sentimentale..) un peu émoussée (moment très fort où Carrey crie, outré par l'injustice de la promotion de son adversaire, le mot « érosion » ) tout cela forme les ingrédients habituels de la comédie familliale américaine mais ils sont ici subtilement mis en abime. En mettant les pieds dans le plats dès l'ouverture, le scénario développe la métaphore culinaire et cherche lui même la recette qui marche : la bonne dose de comique, la pincée d'émotion, le mélange le plus subtil qui doit faire déguster le film comme un cookie à la fois moelleux et croustillant. Et si Bruce a trouvé la recette pour faire rire son audimat, il n'est pas pour autant satisfait de sa situation, et aimerait trouver la formule d'un bonheur au sommet, dictée par les valeurs de la société et de son plus fidèle vecteur : la télévision. Les gens normaux ne se contentent pas d'avoir un chez soi, d'être en couple et d'avoir un chien, ils sont aussi ambitieux et si possible croient en Dieu : tout cela, la télévision le dit aussi. A travers le destin de ce bonhomme égoïste et immature, c'est donc aussi le portrait d'une Amérique qui refuse de voir ses failles et sa diversité ethnique.
C'est peu dire que les comédies nous offrent le meilleur baromètre de l'état de la société : au cinéma, on rit avant tout des problèmes qui concernent notre époque. Bien sûr, tout film est potentiellement un objet sociologique où se dessine toujours une actualité, mais la comédie, genre majeur des films commerciaux, à vocation à plaire au plus grand nombre. Les idées qu'elles véhiculent visent donc à toucher le maximum de personne, tout comme le présentateur numéro 1 du journal télévisé. C'est ainsi que tout naturellement le personnage de cette comédie désire être un modèle, un modèle de réussite. Self made man, il incarne de manière implicite la volonté de puissance de l'Amérique banche, celle ci même qui canalise les informations par le média télévisuel : puissances des images au service de l'hégémonie américaine. Ce dont Bruce veut parler ce n'est pas des fêtes de son quartier, c'est du monde entier : fraichement nommé présentateur du JT, il se lance dans le conflit israélo palestinien quand bien même il n'est pas capable de regarder ce qui se passe autour de lui. En ayant tous les pouvoirs de Dieu, il n'en fait profiter que lui même et ne fait que rajouter du désordre dans un monde qui s'en passerait bien, que le chaos soit proche de lui (Buffalo à feu et à sang) ou lointain (les inondations au Japon). D'où la morale de l'histoire, la belle leçon d'humilité donné par Dieu lui même : apprendre déjà à laver un parquet, à éduquer son chien, à faire attention aux autres avant de vouloir aider le monde. Très bonne idée que d'avoir donner ce rôle au sage Morgan Freeman : dans le film, - et l'idée fait mine de rien son chemin - Dieu est noir. Et qui plus est, c'est le seul noir du film. La première fois qu'on le voit, Dieu est un homme d'entretien et dans la dernière image il est sdf.
g> La misère n'est présente qu'au travers de ce clochard qui revient régulièrement hanté cette Amérique blanche, bourgeoise, ambitieuse et pieuse. Même les méchants sont vraiment très softs et à peine plus effrayant qu'une troupe de rugbymen un peu énervés (ce qui est déjà pas mal, certes). Le film se construit donc comme un apologue pour cette Amérique qui a besoin de réaffirmer ses valeurs.
Aux fondements de cette morale, le grand absent reste quand même l'enfant : le couple n'en a pas, au grand dam de Grace. Et c'est justement parce que Bruce lui même est un enfant. Devenu Dieu, il ne fait qu'assouvir ses désirs et réhabiliter son ego en humiliant en direct son ennemi de toujours, ce journaliste qui réussit tout. Le jeu de Carey se met tout entier au service de cette enfance pas encore achevée : multiples mimiques d'un visage élastique, mâchoire proéminante, roulement des yeux, sourire béat, Jim le burlesque, réminiscence contemporaine des cartoons ou des films muets, joue, au mieux, à l'ado attardé. Il s'agite et tors son corps comme celui d'une marionnette qui voudrait bien devenir marionnett
iste. Mais renverser les pouvoirs ne fait pas devenir petit bonhomme plus grand et c'est l'un des principaux ressorts comiques du film. Un gag cristallise cette antinomie entre ambition et impossibilité à sortir de sa petite réalité : lorsque Bruce découvre vraiment sa superpuissance, c'est dans un bol de soupe de tomate. Tout est dit, ou presque. Et la scène se déroule sous le regard éberlué d'un vieux semblable à ceux qu'il a l'habitude d'interviewer. On comprend alors que tout est une question d'image, l'image que Bruce donne de lui même. Ce qui l'intéresse, ce n'est pas le regard de Dieu mais celui des autres. Si Bruce apparait complexé au début du film, c'est parce qu'il est la représentation de cette Amérique profonde qui vit au rythme des fêtes de quartiers. Son rêve? Le live : maitriser son image intégralement sans qu'un monteur passe derrière (« ca fait rien Bruce, on coupera.. »), chose qu'il ne réussira jamais même avec des pouvoirs divins, puisqu'il n'arrivera pas à arrêter les multiples incidents (coupures d'électricité), qui feront du montage en direct.
C'est sur cette question d'image que nous conclurons car le film reposant en grande partie sur le génie du jeu de Carrey, il lui permet aussi de mettre en abîme son propre rôle de comique, de s'en distancier quelque peu pour le ré-interroger. La question que s'est posée Bruce : est ce que je suis fait pour autre chose que pour faire rire les gens? Question qui semble s'adresser directement à l'acteur Carrey et dont la réponse serait « non ». Mais c'est sans complexe aucun car, comme le dit à la fin Dieu-Morgan Freeman, « tu as l'étincelle en toi, tu es né pour ca. » Né pour faire rire, comme un don venu du ciel et qui lui permet aujourd'hui encore d'être parmi les acteurs les plus en vue dans l' industrie de mythes qu'est Hollywood et d'incarner, à sa façon, le rôle que Bruce Nolan et l'Amérique rêvent conjointement de jouer : celui d'un super héros de la réalité.
Damien.